Elisabeth de la TRINITE

Elisabeth de la TRINITE (1880-1906) écrits

Sainte, carmélite 

 

« Aujourd'hui, il faut que je vienne demeurer chez toi »

 

« En Dieu mon âme est silencieuse ; c'est de lui que j'attends ma délivrance. Oui, il est le rocher où je trouve le salut, ma citadelle, et je ne serai pas ébranlée » (Ps 61,2-3). Voilà le mystère que chante aujourd'hui ma lyre ! Comme à Zachée, mon Maître m'a dit : « Hâte-toi de descendre, car il faut que je loge chez toi. » Hâte-toi de descendre, mais où ? Au plus profond de moi-même : après m'être quittée moi-même (Mt 16,24), séparée de moi-même, dépouillée de moi-même, en un mot sans moi-même. 

« Il faut que je loge chez toi. » C'est mon Maître qui m'exprime ce désir ! Mon Maître qui veut habiter en moi, avec le Père et son Esprit d'amour, pour que, selon l'expression du disciple bien-aimé, j'aie « société » avec eux, que je sois en communion avec eux (1Jn 1,3). « Vous n'êtes plus des hôtes ou des étrangers, mais vous êtes déjà de la maison de Dieu », dit saint Paul (Ep 2,19). Voilà comment j'entends être « de la maison de Dieu » : c'est en vivant au sein de la tranquille Trinité, en mon abîme intérieur, en cette « forteresse inexpugnable du saint recueillement » dont parle saint Jean de la Croix... 

Oh ! qu'elle est belle cette créature ainsi dépouillée, délivrée d'elle-même... Elle monte, elle s'élève au-dessus des sens, de la nature ; elle se dépasse elle-même ; elle surpasse aussi toute joie comme toute douleur et passe à travers les nuages, pour ne se reposer que lorsqu'elle aura pénétré « en l'intérieur » de Celui qu'elle aime et qui lui donnera lui-même le repos... Le Maître lui a dit : « Hâte-toi de descendre ». C'est encore sans sortir de là qu'elle vivra, à l'image de la Trinité immuable, en un éternel présent..., devenant par un regard toujours plus simple, plus unitif, « la splendeur de sa gloire » (He 1,3), autrement dit l'incessante « louange de gloire » (Ep 1,6) de ses perfections adorables.

Dernière retraite, 42-44 (OC, Seuil 1991, p. 186) 

L’Esprit conduira nos pas

 

La puissance divine contient l’intégralité de la sainteté. Elle conforte de tous côtés l’esprit intérieur de l’homme qui s’unit à Dieu. C’est elle qui fait goûter les dons mystiques de l’Esprit Saint à celui qui est sur le point de sombrer dans la torpeur. L’homme s’arrache alors à cette torpeur, se réveille et tend de toutes ses forces vers la justice. Souvent cette opération est un combat pénible pour l’esprit car le corps, même contraint à l’obéissance par la volonté divine, est à peine capable de mener le bien. Trop souvent, il cède aux désirs de la chair, cette chair qui est sa demeure : ainsi l’exhalaison des dons de Dieu se heurte à la résistance de la volonté humaine

Dieu qui m’a créé, qui est Seigneur et qui a tout pouvoir sur moi, est ma force. Sans lui, je suis incapable de quelque bien que ce soit, car c’est lui qui me communique l’esprit de vie, source de ma propre vie, du mouvement qui m’anime, et c’est lui qui m’oriente sur les chemins que je prends : lorsque je l’invoque en vérité, tel un cerf qui désire l’eau vive, lui, Dieu et Seigneur, conduit mes pas avec hâte dans ses commandements. Il me conduira vers les sommets que ses préceptes m’enseignent, il soumettra mes désirs terrestres par sa force victorieuse et, dans la béatitude céleste, je chanterai sans fin ses louanges.

Le Livre des Œuvres divines, chap. 6
(in “Hildegarde de Bingen, Prophète et docteur pour le troisième millénaire” ;
trad. P. Dumoulin ; Éditions des Béatitudes ; 2012 ; p. 208-209)

« Alors ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui »

 

      « Ils se prosternaient, ils adoraient et jetaient leurs couronnes devant le trône, en disant : ' Tu es digne, Seigneur, de recevoir la gloire, l'honneur et la puissance ' » (Ap 4,10s). Comment imiter dans le ciel de mon âme cette occupation des bienheureux dans le ciel de la gloire ? Comment poursuivre cette louange, cette adoration ininterrompues ? Saint Paul me donne une lumière là-dessus lorsqu'il souhaite pour les siens que « le Père les fortifie par son Esprit, en sorte que Jésus Christ habite par la foi en leurs cœurs et qu'ils soient enracinés et fondés dans l'amour » (cf Ep 3,16s). Être enraciné et fondé dans l'amour : telle est, me semble-t-il, la condition pour remplir dignement son office de « louange de gloire » (Ep 1,6.12.14). L'âme qui pénètre et demeure en ces profondeurs de Dieu..., qui fait par conséquent tout « en lui, avec lui, par lui et pour lui »..., cette âme s'enracine plus profondément en Celui qu'elle aime, par chacun de ses mouvements, de ses aspirations, comme par chacun de ses actes, quelque ordinaires qu'ils soient. Tout en elle rend hommage au Dieu trois fois saint : elle est pour ainsi dire un Sanctus perpétuel, une louange de gloire incessante !

      « Ils se prosternent, ils adorent, ils jettent leurs couronnes. » D'abord l'âme doit se prosterner, se plonger dans l'abîme de son néant, s'y enfoncer si profondément qu'elle...trouve la paix véritable, immuable et parfaite que rien ne trouble, car elle s'est précipitée si bas que personne n'ira la chercher là. Alors elle pourra adorer. 

Dernière retraite, 20-21 (OC, Cerf 1991, p. 167)

 « Marie retenait tous ces évènements et les méditait dans son coeur » (Lc 1,19)

 

      « La Vierge conservait ces choses en son coeur. » Toute son histoire peut se résumer en ces quelques mots ! C'est en son coeur qu'elle vécut, et en une telle profondeur que le regard humain ne peut la suivre. Quand je lis en l'Evangile « que Marie parcourut en toute diligence les montagnes de Judée » (Lc 1,39) pour aller remplir son office de charité près de sa cousine Elisabeth, je la vois passer si belle, si calme, si majestueuse, si recueillie au-dedans avec le Verbe de Dieu. Comme lui sa prière fut toujours celle-ci : «… Me voici. » Qui ? « La servante du Seigneur » (Lc 1,38), la dernière de ses créatures : elle, sa Mère ! Elle fut si vraie en son humilité, parce qu'elle fut toujours oublieuse, ignorante, délivrée d'elle-même. Aussi elle pouvait chanter : « Le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses ; désormais toutes les nations m'appelleront bienheureuse. » (Lc 1,49.48)

      Cette Reine des vierges est aussi Reine des martyrs. Mais c'est encore en son coeur que le glaive la transperça (Lc 2,35), car chez elle tout se passe au-dedans... Oh ! qu'elle est belle à contempler durant son long martyre, si sereine, enveloppée dans une sorte de majesté qui respire à la fois la force et la douceur ! C'est qu'elle avait appris du Verbe lui-même comment doivent souffrir ceux que le Père a choisis comme victimes, ceux qu'il a résolu d'associer au grand oeuvre de rédemption, ceux qu'il « a connus et prédestinés pour être conformes à son Christ », crucifié par amour. Elle est là au pied de la croix, debout, dans la force et la vaillance.

Dernière retraite, 15ème jour (OC, Cerf 1991, p. 184)

« Je proclame ta louange »

 

      Nous avons été prédestinés par un décret de Celui qui opère toutes choses selon le conseil de sa volonté, afin que nous soyons la « louange de sa gloire » (Ep 1,6.12.14). C'est saint Paul qui parle ainsi, saint Paul instruit par Dieu lui-même. Comment réaliser ce grand rêve du Coeur de notre Dieu, ce vouloir immuable sur nos âmes ? Comment, en un mot, répondre à notre vocation et devenir parfaites « louanges de gloire » de la très sainte Trinité ?

      Au ciel, chaque âme est une louange de gloire au Père, au Verbe, à l'Esprit Saint, parce que chaque âme est fixée dans le pur amour et ne vit plus de sa vie propre, mais de la vie de Dieu. Alors elle le connaît, dit saint Paul, « comme elle est connue de lui » (1Co 13,12) ; en d'autres termes, son entendement est l'entendement de Dieu, sa volonté est la volonté de Dieu, son amour est l'amour même de Dieu. C'est en réalité l'Esprit d'amour et de force qui transforme l'âme, car lui ayant été donné pour suppléer à ce qui lui manquait, comme dit encore saint Paul, il opère en elle cette glorieuse transformation (cf. Rm 8,26)…

      Une louange de gloire, c'est une âme qui demeure en Dieu, qui l’aime d'un amour pur et désintéressé, sans se rechercher dans la douceur de cet amour ; c'est une âme qui l'aime par dessus tous ses dons et quand même elle n'aurait rien reçu de lui… Une louange de gloire est un être toujours dans l'action de grâces. Chacun de ses actes, de ses mouvements, chacune de ses pensées, de ses aspirations, en même temps qu'ils l'enracinent plus profondément dans l'amour, sont comme un écho du Sanctus éternel. 

Le Ciel dans la foi (OC, Cerf 1991, p. 125)

« Marie, se tenant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole » 

 

       « Votre force sera dans le silence » (cf Is 30,15)... Conserver sa force au Seigneur, c'est faire l'unité en tout son être par le silence intérieur, c'est ramasser toutes ses puissances pour les occuper au seul exercice de l'amour ; c'est avoir cet œil simple qui permet à la lumière de nous irradier (Mt 6,22). Une âme qui discute avec son moi, qui s'occupe de ses sensibilités, qui poursuit une pensée inutile, un désir quelconque, cette âme disperse ses forces, elle n'est pas tout ordonnée à Dieu... Il y a encore trop d'humain, c'est une dissonance.

      L'âme qui se garde encore quelque chose en son propre royaume intérieur, dont toutes les puissances ne sont pas « encloses » en Dieu, ne peut pas être une parfaite « louange de gloire » (Ep 1,14) ; elle n'est pas en état de chanter sans interruption le « canticum magnum », le grand cantique dont parle saint Paul, parce que l'unité ne règne pas en elle ; et, au lieu de poursuivre sa louange à travers toutes choses dans la simplicité, il faut qu'elle réunisse sans cesse les cordes de son instrument un peu perdues de tous côtés.

      Combien elle est indispensable, cette belle unité intérieure, à l'âme qui veut vivre ici-bas de la vie des bienheureux, c'est-à-dire des êtres simples, des esprits. Il me semble que le Maître regardait à cela lorsqu'il parlait à Marie-Madeleine de « l'unique nécessaire ». Comme la grande sainte l'avait compris ! L'œil de son, âme éclairé par la lumière de foi, avait reconnu son Dieu sous le voile de l'humanité, et, dans le silence, dans l'unité de ses puissances, « elle écoutait la parole qu'il lui disait »... Oui, elle ne savait plus rien sinon lui. 

Dernière retraite (OC, Cerf 1991, p. 154)

« Je te salue, comblée-de-grâce »

 

 « Si tu savais le don de Dieu », disait un soir le Christ à la Samaritaine (Jn 4,10). Mais quel est-il, ce don de Dieu, si ce n’est lui-même ? Et, nous dit le disciple bien-aimé : « Il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas reçu » (Jn 1,11). Saint Jean Baptiste pourrait dire encore à bien des âmes cette parole de reproche : « Il y en a un, au milieu de vous — en vous — que vous ne connaissez pas » (Jn 1,26; cf Lc 17,21). 

« Si tu savais le don de Dieu. » Il est une créature qui connut ce don de Dieu, une créature qui n’en perdit pas une parcelle, une créature qui fut si pure, si lumineuse, qu’elle semble être la Lumière elle-même : « Speculum justitiae / Miroir de justice ». Une créature dont la vie fut si simple, si perdue en Dieu que l’on ne peut presque rien en dire.

« Virgo fidelis » : c’est la Vierge fidèle, « celle qui gardait toutes choses en son cœur » (Lc 2,19.51). Elle se tenait si petite, si recueillie en face de Dieu, dans le secret du Temple, qu’elle attirait les complaisances de la Trinité sainte : « Parce qu’il a regardé la bassesse de sa servante, désormais toutes les générations m’appelleront bienheureuse ! » (Lc 1,48). Le Père se penchant vers cette créature si belle, si ignorante de sa beauté, voulut qu’elle soit la mère dans le temps de celui dont il est le Père dans l’éternité. Alors l’Esprit d’amour qui préside à toutes les opérations de Dieu survint ; la Vierge dit son fiat : « Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole », et le plus grand des mystères fut accompli. Et par la descente du Verbe en elle Marie fut pour toujours la proie de Dieu. 

Le Ciel dans la foi (Première retraite),
dixième jour (OC, Cerf 1979-80, p. 123)