25 mars l'Annonciation

 

Evangile

L'Ange Gabriel[1] fut envoyé par Dieu[2] dans une ville de Galilée, appelée Nazareth[3], à une jeune fille, une vierge[4], accordée en mariage[5] à un homme de la maison de David, appelé Joseph[6] ; et le nom de la jeune fille était Marie.

L'Ange entra chez elle et dit : « Je te salue, Comblée-de-grâce, le Seigneur est avec toi.[7] » A cette parole, elle fut toute bouleversée, et elle se demandait ce que pouvait signifier cette salutation. L'Ange lui dit alors : « Sois sans crainte[8], Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ; tu lui donnera le nom de Jésus. Il sera grand, il sera appelé Fils du Très-Haut ; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David[9] son père, il règnera pour toujours sur la maison de Jacob[10], et son règne n'aura pas de fin. »

Marie dit à l'Ange : « Comment cela va-t-il se faire, puisque je suis vierge ? » L'Ange lui répondit : « L'Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c'est pourquoi celui qui va naître sera saint, et il sera appelé Fils de Dieu. Et voici qu'Elisabeth, ta cousine, a conçu, elle aussi un fils dans sa vieillesse et elle en est à son sixième mois, alors qu'on l'appelait ‘ la femme stérile ’. Car rien n'est impossible à Dieu. » Marie dit alors : « Voici la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi selon ta parole. » Alors l'Ange la quitta.


[1] Ce n'est pas un ange quelconque, c'est l'Archange Gabriel qui est envoyé : il convenait que pour annoncer le mystère qui est le sommet de toutes choses, un des anges les plus élevés fût envoyé. Gabriel, veut dire : « la force de Dieu » ; il fallait que la force de Dieu annonçât ce Dieu des vertus qui venait détruire l'empire des esprits mauvais (saint Grégoire le Grand : homélie XXXIV sur les péricopes évangéliques).

On croit que Gabriel était l’archange à qui la Vierge avait été confiée depuis sa naissance et que seul il connut le dessein de Dieu à son égard (saint Bernard : traité sur le Baptême, XXI).

[2] Les Anges viennent vers nous, mais ils ne viennent pas d'eux-mêmes, ni pour nous donner des ordres en leur nom personnel ; ils sont avant tout occupés à l'adoration de Dieu et quand ils viennent vers nous, c'est là pour eux une occupation accessoire (saint Basile : commentaire d’Isaïe, VI 185).

Pour l'œuvre de cette réparation qui devait faire sentir ses effets partout, il convenait qu'il y eût le concours de la triple hiérarchie divine, angélique et humaine (saint Albert le Grand : Somme théologique, IV 7).

[3] Nazareth (en grec Nazara) qui n’est pas mentionné dans l’Ancien Testament, est un village de Galilée situé à vingt-quatre kilomètres au sud-ouest de Tibériade.

[4] Il y a de l'affinité entre les anges et les vierges. Vivre dans la chair en-dehors de la chair, n'est plus une vie selon la terre, mais une vie selon le ciel (saint Jérôme : sermon sur l’Assomption).

Si vous voulez savoir ce que c'est qu'une vierge, vous l'apprendrez par celle-ci : vous l'apprendrez par son maintien, par sa modestie, par les paroles qui lui sont dites, par le mystère qui s'accomplit en elle. Elle était seule dans la partie la plus retirée de la maison et un ange seul pouvait pénétrer jusqu’à elle (saint Ambroise : commentaire de l’évangile selon saint Luc, II 8).

[5] A l’exception des mariages relevant de catégories particulières, comme le mariage de Samson, les Israélites distinguaient deux temps dans le mariage : l'accord sur le mariage et le mariage proprement dit. C'est le premier acte, l’accord sur le mariage, qu'on appelle les fiançailles.

Les fiançailles réglaient l'accord entre les deux familles. Les deux familles étaient liées au paiement du mohar qui était un don fait par le futur mari à la famille se sa fiancée ; sans doute cet accord était-il accompagné d'une fête. La femme « fiancée » n'était pas encore appelée « épouse », mais son statut était toutefois modifié par cet accord préalable. Toute infidélité était sévèrement punie, car elle portait atteinte à des droits acquis. Les fiançailles pouvaient durer assez longtemps, et dans ce cas, le fiancé était dispensé de service militaire. Les fiançailles prenaient fin, soit par la rupture du contrat entre les deux familles (le mohar était restitué), soit par la tradition de la jeune fille à son mari qui normalement prenait sa fiancée chez lui ; cependant il suffisait que le père ait mis à sa disposition une chambre où il pût retrouver celle qui était désormais sa femme. C’est sans doute au moment où la jeune fille abandonnait la protection paternelle qu'elle recevait une bénédiction, avec des souhaits pour sa fécondité.

Les fiançailles de Joseph et de Marie s'expliquent en fonction de ces institutions. Marie a éte fiancée à Joseph. Celui-ci ne l'a pas encore prise chez lui, ou d'une manière plus générale ils n'ont pas encore habité ensemble, lorsqu'il s'aperçoit qu'elle est enceinte. Il peut rompre le contrat et songe à le faire discrètement, mais une intervention surnaturelle le fait changer d'avis.

[6] Il fallait donc que la bienheureuse Marie eut un époux qui fût le témoin le plus assuré de son intégrité et le nourricier très fidèle de notre Seigneur et Sauveur ; pour cet enfant, il apporterait au Temple les victimes exigées par la loi ; au moment de la persécution, il l'emporterait en Egypte avec sa mère et l'en ramènerait, enfin il lui procurerait bien d'autres services exigés par la fragilité de la nature assumée (saint Bède le Vénérable : Homélies pour l'Avent, I 3).

[7] L’Ange ne dit pas le « Seigneur est en vous », mais « le Seigneur est avec vous. » Dieu qui est partout, est présent d’une façon particulière dans les créatures raisonnables, et plus intime encore dans les bons. Il l’est dans les créatures sans raison mais elles ne l’embrassent pas. Les créatures raisonnables l’embrassent par l’intelligence, et les bons l’embrassent avec le cœur. Combien cette union fut grande en Marie : c’était non seulement la volonté, mais la chair de Marie que Dieu s’unissait, de façon à produire de la substance de Dieu et de celle de Marie un seul être, le Christ (saint Bernard : Homélie III Missus est, 4).

[8] On ne sait plus aimer quand on craint ; la crainte est plus dure à l’homme que la mort : Caïn, après le meurtre de son frère, désirait la mort pour échapper à la crainte. La crainte assiégeant l’homme de toutes parts, l’avait détourné du culte du Créateur et l’avait asservi au culte des idoles. dieu, voyant donc que la crainte écrasait l’homme, voulut le ramerner à lui par l’amour (saint Pierre Chrysologue : sermon CXLIV).

[9] Le trône de David désigne ici le pouvoir sur le peuple d'Israël, que David gouverna en son temps avec un zèle plein de foi, en obéissant aux ordres du Seigneur et en bénéficiant de son secours. Donc le Seigneur a donné à notre Rédempteur le trône de David son père, quand il décida de le faire s'incarner dans la race de David. Ce peuple, que David dirigea par son pouvoir temporel, le Christ va l'entraîner par une grâce spirituelle vers le royaume éternel dont l'Apôtre dit : Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres, il nous a fait entrer dans le royaume de son Fils bien-aimé (saint Bède le Vénérable : Homélies pour l'Avent, I 3).

[10] La maison de Jacob désigne l'Eglise qui, par la foi et le témoignage rendus au Christ, se rattache à la destinée des Patriarches, soit de ceux qui ont tiré leur origine charnelle de leur souche, soit de ceux qui, nés d'une autre nation, sont renés dans le Christ par le baptême. C'est sur cette maison de Jacob qu'il régnera éternellement. Oui, il règne sur elle sur la terre, lorsqu'il gouverne le cœur des élus où il habite, par leur foi et leur amour envers lui ; et il les gouverne par sa continuelle protection, pour leur faire parvenir les dons de la rétribution céleste ; il règne dans l'avenir, lorsque, une fois achevé l'état de l'exil temporel, il les introduit dans le séjour de la patrie céleste. Et là, ils se réjouissent de ce que sa présence visible leur rappelle continuellement qu'ils n'ont rien à faire d'autre que de chanter ses louanges (saint Bède le Vénérable : Homélies pour l'Avent, I 3).

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L'Angelus

L'Ange du Seigneur annonça à Marie qu'elle serait la Mère du Sauveur ;
- Et elle conçut par l'opération du Saint-Esprit.

Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort. Amen.

Voici la servante du Seigneur.
- Qu'il me soit fait selon votre parole.

Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort. Amen.

Et le Verbe s'est fait chair ;
- Et il a habité parmi nous.

Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort. Amen.

Priez pour nous, sainte Mère de Dieu.
- Afin que nous soyons dignes des promesses de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Prions. Daignez, Seigneur, répandre votre grâce en nos âmes, afin qu'ayant connu par la voix de l'Ange l'Incarnation de Jésus-Christ, votre Fils, nous parvenions par sa Passion et par sa Croix à la gloire de sa Résurrection. Par le même Jésus-Christ, Notre-Seigneur. - Amen.

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Histoire de l'Angelus

Longtemps populaire et souvent récité privément ou en famille, l'Angelus, faussement attribué à Urbain II prêchant à Clermont la première croisade, s'est lentement élaboré entre le XIII° et le XVI° siècle ; c'est une prière liturgique dialoguée que l'Eglise recommande de faire, en dehors du temps pascal où il est remplacé par le  Régina caeli, le matin, le midi et le soir, au son de la cloche, pour confesser le mystère de l'Incarnation en rappelant l'Annonciation.

Il s'agit de trois Ave Maria, précédés chacun d'un verset et de son répons, l'ensemble étant conclu par une oraison, elle aussi introduite par un verset avec son répons. Les trois ensembles initiaux verset-répons sont tout droit puisés dans l'Ecriture ; les deux premiers dans le récit de l'Annonciation de l'évangile selon saint Luc (I 28-35 et I 38) et le troisième dans le prologue de l'évangile selon saint Jean (I 14), tandis que le dernier est une invocation coutumière du secours de la Vierge, avec son oraison propre.

Il est convenable de sonner trois coups de cloche aux trois premiers versets et trente-trois coups ou une longue volée pour l'oraison. Cette prière, longtemps intitulée pardon en raison des nombreuses indulgences dont on l'avait enrichie, a pris, au milieu du XVII° siècle, du premier mot que l'on y dit, son titre actuel, Angelus, d'ailleurs souvent encore inusité en Italie où on la nomme plus volontiers Ave Maria.

A partir du synode de Caen de 1061, se propagea dans les villes l'habitude de faire sonner une cloche en fin de journée, tant pour marquer la clôture des travaux que pour appeler les fidèles à la prière avant qu'ils se retirassent chez eux. Nulle indication de prière particulière ne semble avoir été donnée et ce n'est qu'au XIII° siècle, que le pape Grégoire IX ordonna que l'on priât pour les croisés et que saint Bonaventure demanda aux frères mineurs d'y faire réciter un Ave Maria (chapitre général de 1269).

Il était alors depuis longtemps courant, dans un grand nombre de monastères, surtout ceux qui servaient d'alumna, qu'après les complies, on fît réciter aux enfants, pendant que les moines disaient les trois oriationes et que sonnait la cloche, trois prières qui devinrent des Ave Maria ; c'est cette pieuse coutume qui se répandit dans le peuple, surtout grâce aux efforts des franciscains, et dont on trouve pour la première fois, en Hongrie, réglementée l'obligation enrichie de dix jours d'indulgence (synode d'Esztergom de 1309).

La récitation vespérale d'un ou de trois Ave Maria se répandit d'autant plus rapidement que c'était un moyen efficace d'apprendre aux fidèles une formule de prière qui venait seulement d'être composée dans la forme que nous connaissons, aussi, dès le XIV° siècle, intéressa-t-elle les papes.

Si l'on peut douter que, de Carpentras, en 1314, Clément V y attacha dix jours d'indulgence, il est en revanche sûr, qu'en 1318, Jean XXII accorda une indulgence de dix jours à tous ceux qui réciteraient, à genoux, trois Ave Maria en entendant la cloche du soir qui pouvait être ou non distincte de celle du couvre-feu mais qui, en tous cas, lui est historiquement antérieure ; d'aucuns pensent que les trois triples sonneries, les plus anciennes, appartiennent à la dévotion alors que la volée serait le signal du couvre-feu dont la conjugaison avec le ou les Ave Maria (l'évêque de Winchester voulait que l'on allât jusqu'à neuf) n'est attestée qu'au cours du XIV° siècle (Tréguier 1334, synode de Paris 1346). C'est encore Jean XXII qui introduisit cet usage à Rome par un décret envoyé à l'évêque Ange de Viterbe, alors vicaire à Rome, scellé le 7 mai 1327.

Comme dans les monastères les prières des complies, se faisaient de la même manière à prime, l'usage du soir s'appliqua aussi au matin et se répandit dans les paroisses plus vite encore. Il semble que Pavie, avant 1330, fut le premier diocèse à adopter l'Angelus du matin, ouvrant la voie à un usage qui devint quasi universel dès avant la fin du XIV° siècle ; en 1390, un bref de Boniface IX au clergé de Bavière recommandait de faire sonner à l'aurore les cloches des églises comme, disait-il, on le faisait déjà à Rome et dans toute l'Italie.

On ne sait trop comment est arrivée la coutume de faire à midi ce que l'on faisait déjà le soir et le matin, encore, qu'au cours du XIV° siècle, en de nombreux endroits et pour des raisons particulières (liturgiques, sociales ou politiques), on se mit à appeler le peuple à prier, au milieu du jour, par une sonnerie exceptionnelle. 

En 1456, fort de cet usage, Callixte III, pour conjurer le danger turc, ordonna, entre none et vêpres, trois Pater et trois Ave Maria. Louis XI prescrivit pour tout son royaume un Ave Maria à midi (1472), dévotion à laquelle Sixte IV appliqua trois cents jours d'indulgence. Alexandre VI confirma la décision de Callixte III.

Le XVI° siècle équivaut les trois prières et leur donne peu à peu la forme que nous utilisons encore, normalisée en 1612 ; les versets et leurs répons apparaissent dans un catéchisme vénitien de 1560, reproduit dans un petit office romain de la Sainte Vierge publié sous Pie V (1568). Benoît XIII recommande vivement la récitation de l'Angélus (14 septembre 1734), Benoît XIV en porte les indulgences à cent jours (20 avril 1742), et un décret de Léon XIII (15 mars 1884) le réglemente jusqu'à une époque récente. Jean XXIII y avait ajouté la pratique de trois Gloria Patri (lettre pastorale au peuple romain du 2 février 1959) ce que ne reprendra pas Paul VI dans l'Exhortation apostolique Marialis Cultus (2 février 1974) où, en demandant qu'on récitât l'Angelus, se refusait à le rénover et, dans l'enchiridion qu'il fit publier en 1968, lui accordait l'indulgence partielle, disposition gardée par Jean-Paul II (1986).

Si la salutation angélique continuée de celle d'Elisabeth à la Visitation était connue de la liturgie latine depuis saint Grégoire le Grand, l'Ave Maria qui en découle s'est composé très lentement. Alors que les deux salutations groupées commençaient à être récitées, Urbain IV y aurait ajouté le nom de Jésus et, à partir du XV° siècle, sans qu'on puisse dire avec assurance comment, le dernier paragraphe se serait progressivement mis en place jusqu'à devenir la formule que nous récitons aujourd'hui et qui n'a trouvé sa forme définitive qu'au XVI° siècle où Pie V l'introduit dans le bréviaire romain (1568).

Bien avant de connaître sa forme définitive, l'Ave Maria, avec le Pater et le Credo, fait partie des prières exigées des fidèles qui s'y attachent si fort qu'à partir du XII° siècle ils commencent à le répéter et c'est l'origine de la récitation du chapelet dont on trouve une première description dans un manuscrit cambridgien du XII° siècle. Saint Dominique avait l'habitude, avant de prêcher sur un mystère, de faire réciter le Pater et un Ave Maria que ces disciples multiplièrent par dix et à quoi un chartreux de Cologne, Henri Egher, fit ajouter la doxologie (1393).

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Sermon sur l'Annonciation

Dans cette auguste journée, en laquelle le Père céleste avait résolu d'associer la divine Vierge à sa génération éternelle en la faisant Mère de son Fils unique, comme il savait, Chrétiens, que la fécondité de la nature n'était pas capable d'atteindre à un ouvrage si haut, il résolut aussi tout ensemble de lui communiquer un rayon de sa fécondité infinie. Aussitôt qu'il l'eut ainsi ordonné, cette chaste et bénite créature parut tout d'un coup environnée de son Saint-Esprit et couverte de toutes parts de l'ombre de sa vertu toute-puissante. Le Père éternel s'approche en personne, qui ayant engendré en elle ce même Fils tout-puissant qu'il engendre en lui-même devant tous les siècles, par un miracle surprenant une femme devient la Mère d'un Dieu, et celui qui est si grand et si infini, si je puis parler de la sorte, qu'il n'avait pu jusqu'alors être contenu que dans l'immensité du sein paternel, se trouve en un instant renfermé dans ses entrailles sacrées.

Cependant comme Dieu lui-même avait entrepris la formation de ce corps dont le Verbe devait être revêtu, la nature et la convoitise, qui ont accoutumé de s'unir dans les conceptions ordinaires, eurent ordre de se retirer ; ou plutôt la convoitise déjà éloignée depuis fort longtemps du corps et de l'esprit de Marie, n'osa pas seulement paraître dans ce mystère de grâce et de sainteté ; et pour ce qui est de la nature, qui est toujours respectueuse envers son Auteur, elle n'avait garde de mettre la main dans un ouvrage qu'il entreprenait d'une manière si haute ; mais s'arrêtant à considérer non sans un profond étonnement cette nouvelle manière de former et de faire naître un corps humain, elle crut que toutes ses lois allaient être à jamais renversées. C'est à peu près ce qui s'accomplit aujourd'hui dans les entrailles de la sainte Vierge, et ce qui nous oblige de nous écrier avec cette femme de notre évangile qu'elles sont vraiment bienheureuses. Mais comme le fond d'un si grand mystère est entièrement impénétrable, je n'ose pas seulement penser à vous en donner l'explication ; et je me contenterai de demander humblement à Dieu qu'il lui plaise me donner ses saintes lumières pour vous faire entendre les fruits infinis qui en reviennent à notre nature. Encore cette grâce est-elle si grande, que je n'ose pas espérer de l'obtenir de moi-même.

Ce n'est plus une femme particulière, c'est toute l'Eglise catholique qui adorant aujourd'hui le Verbe divin incarné dans les entrailles de la sainte Vierge, s'écrie avec transport que ces entrailles sont bienheureuses, dans lesquelles s'est accompli un si grand mystère. Je me propose de vous faire entendre, autant que ma médiocrité le pourra permettre, la force de cette parole ; et comme le bonheur de la sainte Vierge ne consiste pas seulement dans les grâces qui lui sont données, mais dans celles que nous recevons par son entremise, je vous expliquerai, si Dieu le permet, le miracle qui s'est fait en elle pour notre commune félicité, afin que vous compreniez avec combien de raison ses entrailles sont appelées bienheureuses. Je suivrai dans cette matière les traces que saint Augustin nous a marquées, et je réduirai à trois chefs ce qui s'opère aujourd'hui dans la sainte Vierge. Regardez, dit ce saint évêque, cette chaste servante de Dieu, vierge et mère tout ensemble. C'est là que le Fils de Dieu a pris la forme d'esclave, c'est là qu'il s'est appauvri, c'est là qu'il a enrichi les hommes. Voilà trois choses que cette sainte journée à vues s'accomplir dans les entrailles de la sainte Vierge, l'humiliation, l'appauvrissement, permettez-moi d'user de ce mot, la libéralité du Verbe fait chair. Il y a pris la forme d'esclave, voilà qui marque l'humiliation ; il y a pris notre pauvreté, vous voyez comme il s'est ainsi appauvri lui-même ; il nous a communiqué ses richesses, c'est par là qu'il a exercé sur nous sa libéralité infinie. Ce sont les trois grands ouvrages dans lesquels saint Augustin a cru renfermer tout ce qui s'accomplit aujourd'hui.

Et en effet, si nous entendons l'ordre et l'économie du mystère, nous verrons que tout est compris dans ces trois paroles. Car pour remonter jusqu'au principe, ce Dieu qui prend une chair humaine dans le ventre sacré de Marie, ne se charge de notre nature que dans le dessein de la réparer ; et pour cela trois choses étaient nécessaires : de confondre notre orgueil, de relever notre bassesse, d'enrichir notre pauvreté.

Il fallait confondre l'orgueil, qui était la plus grande plaie de notre nature et le plus grand obstacle à la guérison ; et pour cela est-il rien de plus efficace que de voir un Dieu rabaissé jusqu'à prendre la forme d'esclave ? Mais l'ouvrage de notre salut n'est pas encore achevé, et l'orgueil étant confondu, il faut encourager la faiblesse, de peu que notre nature n'étant plus occupée que de son néant, n'osât pas même s'approcher de Dieu, ni même regarder le ciel ; et au lieu qu'elle se perdait par l'orgueil, elle ne pérît encore plus par le désespoir. pour lui donner du courage, Dieu se fait pauvre, dit saint Augustin, de peur que l'homme pauvre et misérable, étant effrayé par l'éclat et la pompe de ses richesses, n'ose pas s'approcher de lui avec sa pauvreté et sa misère.

Ayant donc ainsi relevé notre courage abattu, que reste-t-il maintenant à faire, sinon qu'il rende le bien à ceux auxquels il a déjà rendu l'espérance ? Et c'est ce qu'il fait, se donnant à nous avec ses trésors et ses grâces par son incarnation bienheureuse. Par où vous découvrez maintenant la suite des paroles de saint Augustin, et tout ensemble l'ordre merveilleux du mystère qui s'accomplit en la sainte Vierge. O entrailles vraiment bienheureuses, dans lesquelles la nature humaine reçoit tant de grâces ! Là un Dieu a pris la forme d'esclave, afin de confondre notre orgueil ; là un Dieu s'est revêtu de notre indigence, afin d'encourager notre bassesse ; là un Dieu se donne lui-même avec tous ses biens, afin d'enrichir notre pauvreté . Dieu me fasse la grâce d'expliquer saintement ces trois vérités, qui feront le partage de ce discours.

Premier Point

Tous les saints Pères ont dit d'un commun accord que l'orgueil était le principe de notre ruine, et la raison en est évidente. Nous apprenons par les saintes Lettres que le genre humain est tombé par l'impulsion de Satan. Comme un grand bâtiment qu'on jette par terre, qui en accable un moindre sur lequel il tombe, ainsi cet esprit superbe, en tombant du ciel, est venu fondre sur nous et nous enveloppe dans sa ruine. En tombant sur nous de la sorte, il a, dit saint Augustin, imprimé en nous un mouvement semblable à celui qui le précipite lui-même. Etant donc abattu par son propre orgueil, il nous a entraînés, en nous renversant, dans le même sentiment dont il est poussé ; de sorte que nous sommes superbes aussi bien que lui, et c'est le vice le plus dangereux de notre nature. Je dis le plus dangereux, parce que ce vice est celui de tous qui s'oppose le plus au remède, qui éloigne le plus la miséricorde. Car l'homme étant misérable, il se serait rendu aisément digne de pitié, s'il n'eût été orgueilleux. il est assez naturel d'user de clémence envers un malheureux qui se soumet ; mais est-il rien de plus indigne de compassion qu'un misérable superbe, qui joint l'arrogance avec la faiblesse ? C'était l'état où nous étions, faibles et altiers tout ensemble, impuissants et audacieux. Cette présomption fermait la porte à la clémence ; ainsi, pour soulager notre misère, il fallait avant toutes choses guérir notre orgueil ; pour attirer sur nous la compassion, il fallait nous apprendre l'humilité ; c'est pourquoi un Dieu s'humilie dans les entrailles de la sainte Vierge, et y prend aujourd'hui la forme d'esclave.

C'est ici qu'il faut admirer la méthode dont Dieu s'est servi pour guérir l'arrogance humaine, et pour cela il est nécessaire de vous expliquer la nature de cette maladie invétérée. je suivrai les traces de saint Augustin, qui est celui des saints Pères qui l'a mieux connue. L'orgueil, dit saint Augustin, est une fausse et pernicieuse imitation de la divine grandeur : Ceux qui s'élèvent contre vous, vous imitent désordonnément. Cette parole est pleine de sens ; mais une belle distinction du même saint Augustin nous en fera entendre le fond. Il y a des choses, dit-il, où Dieu nous permet de l'imiter, et d'autres où il le défend. Il est vrai que ce qui l'excite à la jalousie, c'est lorsque l'homme se veut faire Dieu et entreprend de lui ressembler ; mais il ne s'offense pas de toute sorte de ressemblance.

Car premièrement, il nous a faits son image ; nous portons empreints sur nous-mêmes les traits de sa face et les caractères de ses perfections. Il y a de ses attribut dans lesquels il n'est pas jaloux que nous tâchions de lui ressembler ; au contraire il nous le commande. Par exemple, voyez sa miséricorde, dont il est dit dans son Ecriture qu'elle éclate par-dessus ses autres ouvrages ; il nous est ordonné de nous conformer à cet admirable modèle.

Dieu est patient sur les pécheurs et les invitant à la pénitence, il fait luire en attendant son soleil sur eux ; il veut que nous nous montrions ses enfants, en imitant cette patience à l'égard de nos ennemis. Ainsi comme il est véritable, vous pouvez l'imiter dans sa vérité ; il est juste, vous pouvez le suivre dans sa justice ; il est saint, et encore que sa sainteté semble être entièrement incommunicable, il ne se fâche pas néanmoins que vous osiez porter vos prétentions jusqu'à l'honneur de lui ressembler dans ce merveilleux attribut ; au contraire il vous le commande.

Quelle est donc cette ressemblance qui lui cause tant de jalousie ? C'est lorsque nous lui voulons ressembler dans l'honneur de l'indépendance, en prenant notre volonté pour loi souveraine, comme lui-même n'a point d'autre loi que sa volonté absolue. C'est sur ce point qu'il est chatouilleux, c'est là l'endroit délicat ; c'est alors qu'il repousse avec violence tous ceux qui veulent ainsi attenter à la majesté de son empire. Soyons des dieux, il nous le permet par l'imitation de sa sainteté, de sa justice, de sa patience, de sa miséricorde toujours bienfaisante ; quand il s'agira de puissance, tenons-nous dans les bornes d'une créature et ne portons pas nos désirs à une ressemblance si dangereuse.

Voilà la règle immuable qui distingue ce que nous pouvons, et ce que nous ne pouvons pas imiter en Dieu. Mais, ô voies corrompues des enfants d'Adam ! ô étrange dépravation de notre cœur nous renversons ce bel ordre. Dans les choses où il se propose pour modèle, nous ne voulons pas l'imiter ; en celle où il veut être unique et inimitable, nous entreprenons de le contrefaire. Car si nous l'imitions dans sa sainteté, le Prophète se serait-il écrié : Sauvez-moi, Seigneur, parce qu'il n'y a plus de saints sur la terre ? Si dans sa fidélité ou dans sa justice, le prophète Michée dirait-il : Il n'y a plus de droiture parmi les hommes ; le grand demande et le juge lui donne tout ce qui lui plaît ; il n'y a plus de foi parmi les amis, la terre n'est plaine que de tromperie ? Ainsi nous ne voulons pas imiter Dieu dans ces excellents attributs, dont il est bien aise de voir en nous une vive image. Cette souveraineté, cette indépendance où il ne nous est pas permis de prétendre, c'est à cela que nous attendons, c'est ce droit sacré et inviolable que nous osons usurper.

Car comme Dieu n'a personne au-dessus de lui qui le règle et qui le gouverne, nous voulons être, dit saint Augustin, les arbitres souverains de notre conduite, afin qu'en secouant le joug, en rompant les rênes, en rejetant le frein du commandement qui retient notre liberté égarée, nous ne relevions point d'une autre puissance et soyons comme des dieux sur la terre. Par ce désir et cette fausse opinion d'indépendance, nous nous irritons contre les lois ; qui nous défend, nous incite ; comme si nous disions en notre cœur : Quoi ! on veut me commander. Et n'est-ce pas ce que Dieu lui-même reproche aux superbes sous l'image du roi de Tyr ? Ton cœur comme le cœur d'un dieu ; tu n'a voulu ni de règle, ni de dépendance ; tu t'es rempli de toi-même, et tu t'es attribué toutes choses ; lorsque tu as vu ta fortune bien établie par ton adresse et par ton intrigue, tu n'as pas fait réflexion sur la main de Dieu, et tu as dit avec Pharaon : Ce fleuve est à moi, tout ce grand domaine m'appartient, c'est le fruit de mon industrie, et je me suis fait moi-même.

Ainsi notre orgueil aveugle nous érige en petits dieux. Eh bien, ô superbe, ô petit dieu, voici le grand Dieu vivant qui s'abaisse pour te confondre ! Un homme se fait dieu par orgueil, un Dieu se fait homme par humilité ; l'homme s'attribue faussement la grandeur de Dieu, Dieu prend véritablement le néant de l'homme. Car considérons, chrétiens, ce qui s'accomplit en ce jour dans les entrailles bienheureuses de la sainte Vierge : là un Dieu s'épuise et s'anéantit en prenant la forme d'esclave, afin que l'esclave soit confondu, quand il veut faire le maître et le souverain. O homme, viens apprendre à t'humilier ; homme, pécheur, superbe, humilié et honteux de ton orgueil même : homme, quoi de plus infirme ? pécheur, quoi de plus injuste ? superbe, quoi de plus insensé ?

Mais voici un nouveau secret de la miséricorde divine. Elle ne veut pas seulement confondre l'orgueil, elle a assez de condescendance pour vouloir en quelque sorte le satisfaire. Car il a fallu donner quelque chose à cette passion indocile, qui ne se rend jamais tout à fait. L'homme avait osé aspirer à l'indépendance divine. On ne peut le contenter en ce point, le trône ne se partage pas, la majesté souveraine ne peut souffrir d'égal.

Mais si nous ne pouvons ressembler à Dieu dans cette souveraine indépendance, il veut nous ressembler dans l'humilité : l'homme ne peut devenir indépendant, un Dieu pour le contenter deviendra soumis. Sa souveraine grandeur ne souffre pas qu'il s'abaisse tant qu'il demeurera dans lui-même ; cette nature infiniment abondante ne refuse pas d'aller à l'emprunt pour s'enrichir par l'humilité, afin, dit saint Augustin, que l'homme qui méprise l'humilité, qu'il appelle simplicité et bassesse quand il la voit dans les autres hommes, ne dédaignât plus de la pratiquer en la voyant dans un dieu. Voilà le conseil de notre Dieu pour guérir l'arrogance humaine. Il veut arracher du fond de nos cœurs cette fierté indocile qui ne veut rien voir sur sa tête ; qui nous fait toujours regarder ceux qui sont soumis avec dédain, ceux qui dominent avec envie ; qui ne peut souffrir aucun joug ni céder à aucunes lois, pas même à celle de Dieu. C'est pourquoi il n'y a bassesse, il n'y a servitude où il ne descende ; il s'abandonne lui-même à la volonté de son Père.

Mais pesons davantage sur cette parole. Il a pris la forme d'esclave ; il a pris la nature humaine qui l'oblige à être sujet, lui qui était né souverain. Il descend encore un autre degré ; il a pris la forme d'esclave, parce qu'il a paru comme pécheur, qu'il s'est revêtu lui-même de la ressemblance de la chair de péché, qu'en cette qualité il a porté sur lui les marques d'esclave, par exemple la circoncision, et qu'il a mené une vie servile. Il s'abaisse beaucoup plus bas ; il a pris la forme d'esclave, parce qu'il est non seulement semblable au pécheur, mais qu'il est la victime publique pour tous les pécheurs. Dès le premier moment de sa conception, en entrant au monde, dit le saint Apôtre, il s'est mis en cet état de victime.

Mais peut-être qu'en se soumettant à la volonté de son Père, vous croirez qu'il veut s'exempter de dépendre de la volonté des hommes. Non, mes Frères, ne le croyez pas, car la volonté de son Père est qu'il soit livré comme une victime à la volonté des hommes pécheurs, à la volonté de l'enfer. Il n'a pas attendu la croix pour faire cet acte de soumission. Marie a été l'autel où il s'est premièrement immolé, où s'est vu la première fois ce grand et admirable spectacle d'un Dieu soumis et obéissant jusqu'à se dévouer à la mort, jusqu'à se livrer aux pécheurs et à l'enfer même, pour faire de lui à leur volonté. Pourquoi cet abaissement ? Je vous ai déjà dit que c'est pour confondre l'orgueil.

A la vue d'un abaissement si profond, qui pourrait refuser de se soumettre ? Vous vivez dans une conduite qui vous doit faire trouver la soumission non seulement fructueuse, mais encore douce et désirable. Mais quand vous auriez a souffrir un autre gouvernement, de quelle obéissance pourriez-vous vous plaindre, en voyant à la volonté de quels hommes se dévoue aujourd'hui le Sauveur des âmes ? A celle du lâche Pilate, à celle du traître Judas, à celle des Juifs et des pontifes, à celles des soldats inhumains, qui ne garant avec lui aucune mesure, ont fait de lui ce qu'ils ont voulu. Après cet exemple de soumission, vous ne sauriez descendre assez bas ; et vous devez chérir les dernières places, qui après les abaissements du Dieu incarné, sont devenues désormais les plus honorables.

Marie entre aujourd'hui dans ses sentiments ; quoique sa pureté angélique ait été un puissant attrait pour faire naître Jésus-Christ en elle, ce n'est pas néanmoins cette pureté qui a consommé le mystère, c’est l'humilité et l'obéissance. Si Marie n'avait dit qu'elle était servante, en vain elle eût été vierge, et nous ne nous écrierions pas aujourd'hui que ses entrailles sont bienheureuses. Vierges de Jésus-Christ, profitez de cette leçon, et méditez attentivement cette vérité : le dessein du Fils de Dieu n'est pas tant de faire des vierges pudiques que des servantes soumises. Mais ce n'est pas assez au Verbe fait chair d'avoir confondu l'orgueil, il faut relever l'espérance, et c'est ce qu'il va faire en s'appauvrissant ; il ne confond la présomption que pour donner place à l'espérance. C'est ma seconde partie.

Deuxième Point

L'appauvrissement du Verbe fait chair est la principale partie du mystère, et celle par conséquent qu'il est le plus malaisé de bien faire entendre. Car, lorsque le saint Apôtre dit que le Fils de Dieu s'est fait pauvre, il me semble, âmes chrétiennes, qu'il ne suffit pas de comprendre qu'il s'est appauvri en qualité d'homme, en s'unissant à une nature dont le partage est la pauvreté.

En naissant de parents obscurs, dans la lie du peuple, en vivant sur la terre sans retraite, sans lieu de repos et sans avoir seulement un gîte assuré où il pût reposer sa tête. Cette pauvreté mystérieuse a quelque chose de plus caché, qui ne sera jamais assez entendu, jusqu'à ce que nous disions que c'est la Divinité qui s'est elle-même appauvrie.

Je ne suis point trop hardi, quand je parle ainsi, et je ne fais que suivre l'Apôtre : Il s'est anéanti lui-même, ou pour traduire ce mot proprement, il s'est vidé et répandu tout entier, comme un vase qui était plein et qu'on vide en le répandant. C'est l'idée que nous donne le divin Apôtre, et c'est dans cette effusion que consiste l'appauvrissement du Verbe fait chair. Ce dépouillement est-il véritable ? Dieu a-t-il perdu quelque chose en se faisant homme ? Et n'est-ce pas un article de notre foi, que la Divinité toujours immuable ne s'est ni altérée ni diminuée dans ce mélange ? Comment donc le Fils de Dieu s'est-il dépouillé ? Voici le secret du mystère.

On dépouille quelqu'un en deux sortes, ou quand on lui ôte la propriété, ou quand on le prive de l'usage. Car quoiqu'on laisse à un homme la propriété de son patrimoine, si on lui lie les mains pour l'usage, il est pauvre parmi les richesses dont il ne peut pas se servir. Ce principe étant supposé, il est bien aisé de comprendre l'appauvrissement du Verbe divin. Si je considère la propriété, il n'est rien de plus véritable que l'oracle du grand saint Léon, dans la célèbre épître à Flavien, que comme la forme de Dieu n'a pas détruit la forme d'esclave, la forme d'esclave n'a diminué en rien la forme de Dieu. Ainsi la nature divine n'est dépouillée en Jésus-Christ d'aucune partie de son domaine ; de sorte que son appauvrissement, c'est qu'elle y perd l'usage de la plus grande partie de ses attributs. Mais que dis-je, de la plus grande partie ! Quel de ses divins attributs voyons-nous paraître en ce Dieu enfant que le Saint-Esprit a formé dans les entrailles de la sainte Vierge ? Que voyons-nous qui sente le Dieu dans les trente premières années de sa vie ? Mais encore dans les trois dernières, qui sont les plus éclatantes, s'il paraît quelques rayons de sa sagesse dans sa doctrine, de sa puissance dans ses miracles, ce ne sont que des rayons affaiblis, et non pas la lumière dans son midi. La sagesse se cache sous des paraboles et sous le voile sacré de paroles simples ; et lorsque la puissance étend son bras à des ouvrages miraculeux, comme si elle avait peur de paraître, en même temps elle le retire. Car la véritable grandeur de la puissance divine, c'est de paraître agir de son chef, et c'est ce que le Fils de Dieu n'a pas voulu faire. Il rapporte tout à son Père ; et il semble qu'il n'agisse et qu'il ne parle que par une autorité empruntée. Ainsi la nature divine devait être en lui, durant les jours de sa chair, privée de l'usage de sa puissance et de ses divines perfections. (...) Comme un homme interdit par les lois, qui a la propriété de son bien et n'en a pas la disposition. ainsi étant interdit en vertu de cette loi suprême qui l'envoyait sur la terre pour y être dans un état de dépouillement, il n'avait pas l'usage de son propre bien, et il n'en reçoit la pleine disposition qu'après qu'il est retourné au lieu de sa gloire, c'est-à-dire au sein de son Père.

Tel est l'appauvrissement du Verbe fait chair ; le Fils de Dieu s'y est engagé par sa première naissance qu'il prend d'une mère mortelle. C'est pourquoi son Père immortel, pour l'en délivrer, le ressuscite des morts ; et lui donnant de nouveau la vie, il le fait jouir de tous les droits de sa naissance éternelle. O Dieu appauvri ! ô Dieu dépouillé ! je vous adore : vous méritez d'autant plus nos adorations, ô Dieu interdit !

Il pourrait sembler que cette pauvreté du Verbe fait chair serait un moyen peu sûr pour relever la bassesse de notre nature. Car est-ce une espérance pour des malheureux, qu'un Dieu en vienne augmenter le nombre ? Est-ce une ressource à notre faiblesse, que notre Libérateur se dépouille de sa puissance ? Ne semble-t-il pas au contraire que le joug qui accable les enfants d'Adam est d'autant plus dur et inévitable, qu'un Dieu même est assujetti à le supporter ? Cela serait vrai si sa pauvreté était forcée, s'il y était tombé par nécessité, et non pas descendu par miséricorde. Mais que ne devons-nous pas espérer d'un Dieu qui descend pour se joindre à nous ; dont l'abaissement n'est pas une chute, mais une condescendance ; qui n'a pris notre pauvreté, comme il a déjà été dit, que de peu qu'étant si pauvres et si misérables, nous n'osassions approcher de lui avec notre misère et notre indigence ? Il ne tombe pas pour être abattu, mais il descend pour nous relever.

C'est ce qui fait dire à saint Augustin, que le fils de Dieu a été porté au mystère de l'incarnation par une bonté populaire. Comme un grand orateur plein de riches conceptions, pour se rendre populaire et intelligible, se rabaisse par un discours simple à la capacité des esprits communs ; comme un grand environné d'un éclat superbe, qui étonne de pauvre peuple et ne lui permet pas d'approcher, quitte tout ce pompeux appareil et par une familiarité populaire vit à la mode de la multitude, dont il se propose de gagner l'esprit : ainsi la Sagesse incréée par un conseil de condescendance se rabaisse en prenant un corps et se rend sensible ; ainsi la Majesté souveraine par une facilité populaire se dépouille de son éclat et de ses richesses, de son immensité et de sa puissance, pour converser librement avec les hommes. Elevez votre courage, ô enfants d'Adam : dans la dispensation de sa chair, ne croyez pas que ce soit en vain qu'il semble appréhender de paraître Dieu ; il l'est, et vous pouvez attendre de lui tout ce que l'on peut espérer d'un Dieu. Mais il cache tous ses divins attributs ; approchez avec la même familiarité, avec la même franchise, avec la même liberté de cœur, que si ce n'était qu'un mortel.

Voilà l'effet admirable que produit le dépouillement du Verbe incarné ; de sorte que nous pouvons dire qu'il ne s'appauvrit en toute autre chose, que pour être riche en amour et abondant en miséricorde. C'est le seul de ses attributs dont il se laisse l'usage ; et dans sa pauvreté mystérieuse rien n'est plus riche que son amour, qui coule sur nous de source, qui n'a même rien en nous qui l'attire, mais qui se répand sur nous de lui-même, et se déborde par sa propre abondance : tel est l'amour de notre Dieu. Que reste-t-il maintenant, sinon que nous lui rendions amour pour amour ? Certainement le cœur est trop dur, qui non content de ne lui pas donner son amour, refuse même de le lui rendre ; qui n'allant pas à Dieu le premier, ne le suit pas du moins quand il le cherche. Que si nous aimons ce divin Sauveur, observons ses commandements, et marchons par les voies qu'il nous a marquées. Et ne disons pas en nos cœurs : Aimer ses ennemis, se haïr soi-même, ce commandement est trop haut, il n'y a pas moyen de l'atteindre ; la doctrine évangélique est trop relevée, et passe de trop loin la portée des hommes.

Quiconque parle ainsi n'entend pas le mystère d'un Dieu abaissé. Ce Dieu facile, ce Dieu populaire, qui se dépouille et qui s'appauvrit pour se mettre en égalité avec nous, mettra-t-il au-dessus de nous ses préceptes ? Et celui qui veut que nous atteignions à sa personne, voudra-t-il que nous ne puissions atteindre à sa doctrine ? Prendre une telle pensée, c'est peu connaître un Dieu appauvri ; une telle hauteur ne s'accorde pas avec un telle condescendance. Non, je ne crois plus rien d'impossible. Il n'y a vertu où je n'aspire, il n'y a sainteté où je ne prétende. Mais si vous y prétendez, il faut encore ajouter : Il n'y a passion que je ne combatte. Ah ! vous commencez à ne plus entendre et à trouver la chose impossible. Un Dieu descend et vous tend la main ; il n'est que d'oser et d'entreprendre. Heureuses les entrailles de la Vierge, où s'accomplit un si grand mystère, dans lesquelles un Dieu appauvri ouvre une si belle carrière à nos espérances ! Mais laissons les espérances et venons aux biens véritables dont il comble notre pauvreté : c'est ce qu'il faut méditer dans la dernière partie.

Troisième Point

Ni dans l'ordre de la grâce, ni dans l'ordre de la nature, la terre pauvre et indigente ne peut s'enrichir que par le commerce avec le ciel. Dans l'ordre de la nature elle ne porte jamais de riches moissons, si le ciel ne lui envoie ses pluies, ses rosées, sa chaleur vivifiante et ses influences ; dans l'ordre de la grâce, on n'y verra jamais fleurir les vertus, ni fructifier les bonnes œuvres, si elle ne reçoit avec abondance les dons du ciel. Jugez quelle devait être notre pauvreté, puisque ce sacré commerce avait été rompu depuis tant de siècles par la guerre que nous avions déclarée au Ciel ; et juger par la même raison quelles seront dorénavant nos richesses, puisqu'il se rétablit aujourd'hui par le mystère de l'incarnation. car ce n'est pas sans raison que l'Eglise nous expliquant ce divin mystère, l'appelle un commerce admirable !

Voilà un commerce admirable, dans lequel il est aisé de comprendre que tout se fait pour notre avantage. Deux sortes de commerce parmi les hommes : un commerce de besoin, pour emprunter ce qui nous manque ; un commerce d'amitié et de bienveillance, pour partager avec nos amis ce que nous avons.

Dans l'un et l'autre de ces commerces l'on trouve de l'avantage. Dans le premier on a le plaisir d'acquérir ce qu'on n'avait pas ; dans le second, le plaisir de jouir de ce qu'on possède : plaisir qui serait sans goût, si nul n'y avait part avec nous.

Mais il n'est est pas ainsi de notre Dieu, qui est suffisant à lui-même, parce qu'il trouve tout, dit saint Augustin, dans la grandeur abondante de son unité. Il n'a besoin de personne pour posséder tout le bien, parce qu'il le ramasse tout entier en sa propre essence ; il n'a besoin de personne pour le plaisir d'en jouir, qu'il goûte parfaitement en lui-même. Donc s'il entre en commerce avec les hommes, qui doute que ce ne soit pour notre avantage ? Quand il semble venir à l'emprunt, c'est qu'il a dessein de nous enrichir ; s'il recherche notre compagnie, c'est qu'il veut se donner à nous. C'est ce qu'il fait aujourd'hui dans les entrailles de la Vierge, et saint Augustin de dire : C'est là qu'il nous enrichit.

Et en effet, considérons, je vous prie, quel commerce le Fils de Dieu y commence, ce qu'il y reçoit, et ce qu'il y donne ; épanchons ici notre cœur dans la célébration de ses bienfaits. Il est venu ce charitable négociateur, il est venu trafiquer avec une nation étrangère. Dites-moi, qu'a-t-il pris de nous ? Il a pris les fruits malheureux que produit cette terre ingrate : la faiblesse, la misère, la corruption. Et que nous a-t-il donné en échange ? Il nous a apporté les biens véritables qui croissent en son royaume céleste, qui est son domaine et son patrimoine : l'innocence, la paix, l'immortalité, l'honneur de l'adoption, l'assurance de l'héritage, la grâce et la communication du Saint-Esprit. Qui ne voit que tout se fait pou notre avantage dans cet admirable trafic ?

Mais voyons maintenant cet autre commerce de société et d'affection. Peut-on nier que sans sa bonté notre compagnie lui serait à charge ? Si donc il épouse la nature humaine dans les entrailles de la sainte Vierge, s'il entre dans notre alliance par le nœud sacré de ce mariage, puisqu'il n'y a pas la moindre apparence que cette société lui profite, reconnaissons plutôt qu'il veut être à nous, et enrichir notre pauvreté, non-seulement par la profusion de tous ses biens, mais encore en se donnant lui-même.

Ce n'est pas moi qui tire cette conséquence ; c'est le grand apôtre Paul, qui considérant en lui-même cette charité infinie par laquelle Dieu a aimé tellement le monde qu'il lui a donné son Fils unique, s'écrie ensuite avec transport : Celui qui ne nous a pas épargné son Fils, mais nous l'a donné tout entier et par sa naissance et par sa mort, que nous poura-t-il refuser ? et ne nous donne-t-il pas en lui toutes choses ? Quand il a donné son Fils aussi cher que lui-même, son unique, son bien-aimé, ses délices, son trésor, il nous a ouvert le fond de son cœur ; et après que sa divine libéralité a ainsi épanché son cœur, ne faut-il pas que tout coule sur nous par cette ouverture ? Que plût à Dieu faire entendre la force de cette parole ! Il se donnera de nouveau, parce qu'il s'est déjà donné une fois. La libéralité des hommes est bientôt à sec. En Dieu un bienfait est une promesse, une grâce, un engagement pour un nouveau don. Comme dans une chaîne d'or, un anneau en attire un autre, ainsi les bienfaits de Dieu s'entre-suivent par un enchaînement admirable. Celui qui s'est donné une fois ne laissera pas tarir la source infinie de sa divine miséricorde, et il fera encore à notre nature un nouveau présent de lui-même. En Jésus-Christ mortel, les dons de la grâce ; en Jésus-Christ immortel, les dons de la gloire. Il s'est donné à nous comme mortel, parce que les peines qu'il a endurées ont été la source de toutes nos grâces : il se donnera à nous comme immortel, parce que la clarté dont il est plein sera le principe de notre gloire.

Mais faisons en ce lieu une réflexion sérieuse sur la grandeur incompréhensible de la sainte Vierge. Car si nous recevons tant de grâces et de bonheur parce que Dieu nous donne son Fils, que pourrons-nous penser de Marie, à qui ce Fils est donné avec une prérogative si éminente ? Si nous sommes si avantagés parce qu'il nous le donne comme Sauveur, quelle sera la gloire de cette Vierge à laquelle il l'a donné comme Fils, c'est-à-dire en la même qualité qu'il est à lui-même ? Heureuses mille et mille fois les entrailles qui ont porté Jésus-Christ ! Jésus-Christ sera donné à tout le monde ; Marie le reçoit la première, et Dieu le donne au monde par son entremise. Jésus-Christ est un bien universel ; mais Marie durant sa grossesse le possédera toute seule. Elle a cela de commun avec tous les hommes, que Jésus donnera pour elle sa vie ; mais elle a cela de singulier, qu'il l'a premièrement reçue d'elle.

Elle a cela de commun, que son sang coulera sur elle pour la sanctifier ; mais elle a cela de particulier, qu'elle en est la source. C'est le privilège extraordinaire que lui donne le mystère de cette journée ; mais puisque ce mystère adorable nous donne Jésus-Christ aussi bien qu'à elle, quoique ce ne soit pas au même degré d'alliance, apprenons de cette Mère divine à recevoir saintement ce dieu qui se donne à nous.

Jésus-Christ mortel est à nous, Jésus-Christ immortel est à nous encore. Nous avons le gage de l'un et de l'autre dans le mystère de l'Eucharistie. Il est effectivement immortel, et il porte la marque et le caractère, non-seulement de sa mortalité, mais de sa mort même : il se donne à nous en cet état, afin que nous entendions que tout ce qu'il mérite par sa mort, et tout ce il possède dans son immortalité est le bien de tous ses fidèles : recevons-le dans cette pensée. La disposition nécessaire pour recevoir un Dieu qui se donne à nous, est la résolution de s'en bien servir. Car quiconque en ne recevant pas son présent fait injure à la miséricorde divine. Au contraire, quelle source de gloire, quel torrent de délices, quelle abondance de dons, quelle inondation de félicité !

Le fruit de ce discours, dans ces paroles : Utamur nostro in nostram utilitatem, de Salvatore salutem operemur. Sortons de cette prédication avec une sainte ardeur de travailler à notre salut, puisque nous recevons un Sauveur... nous sauver, etc. S'il n'y avait point de Sauveur, je ne vous parlerais point de la sorte. S'il est à nous, mes Frères, servons-nous-en pour notre profit, et puisqu'il est le Sauveur, faisons de lui notre salut : Utamur nostro in nostram utilitatem, de Salvatore salutam operemur.

prêché par Jacques-Bénigne Bossuet, le 25 mars 1661
aux Grandes Carmélites de la rue Saint-Jacques

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