Guillaume de ST THIERRY

(vers 1085-1148),

écrits

moine bénédictin
puis cistercien

« Dieu dit : ‘Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance’ » (Gn 1,26)

 

« Ô abîme de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et incompréhensibles ses voies. Qui en effet a jamais connu la pensée du Seigneur ? Qui en a jamais été le conseiller ? »  Tu as compassion, Seigneur, de qui tu veux ; tu as pitié de qui tu veux. Il ne s'agit pas donc de l'homme qui veut ou qui court, mais de toi, notre Dieu, qui fais miséricorde (Rm 11,33s; 9,15s).

Voici que le vase de poterie s'échappe de la main de celui qui l'a pétri (...) ; il s'échappe de la main qui le tient et qui le porte. (...) S'il lui arrivait de tomber de ta main, malheur à lui, parce qu'il se briserait (...) en mille morceaux, se réduirait à rien. Il le sait, et par ta grâce il ne tombe pas. Aie compassion, Seigneur, aie compassion : tu nous as façonnés, et nous sommes glaise (Jr 18,6; Gn 2,7). Jusqu'ici (...) nous restons fermes, jusqu'ici la main de ta force nous porte ; nous sommes suspendus à tes trois doigts, la foi, l'espérance et la charité, par lesquelles tu soutiens la masse de la terre, la solidité de la sainte Église. Aie compassion, tiens-nous ; que ta main ne nous laisse pas tomber. Plonge nos reins et notre cœur dans le feu de ton Esprit Saint (Ps 25,2) ; consolide ce que tu as façonné en nous, afin que nous ne nous désagrégions pas et ne soyons pas réduits à notre glaise, ou à rien du tout.

Pour toi, par toi, nous avons été créés, et vers toi nous sommes tournés. Tu nous as façonnés et formés, nous le reconnaissons ; nous adorons et invoquons ta sagesse à disposer, ta bonté et ta miséricorde à conserver. Parfais-nous, toi qui nous as faits ; parfais-nous jusqu'à la plénitude de ton image et ressemblance, selon laquelle tu nous a formés.

Oraisons méditatives, 1, 1-5; SC 324
(trad. J. Hourlier; Éd. du Cerf 1986; p. 41s rev.)

« Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez »

 

Pauvre de moi, ma conscience m'accuse sans cesse et la vérité ne peut pas m'excuser en disant : il n'a pas su ce qu'il faisait. Pardonne donc, Seigneur, au prix de ton précieux sang, tous les péchés où je suis tombé, consciemment ou inconsciemment... Oui, Seigneur, j'ai vraiment péché, et volontairement, et beaucoup. Après avoir reçu la connaissance de ta vérité, j'ai offensé l'Esprit de grâce ; pourtant, lors de mon baptême, il m'avait accordé gratuitement la rémission des péchés. Mais moi, après avoir reçu la connaissance de ta vérité, je suis revenu à mes péchés, « comme le chien à son vomissement » (2P 2,22 ; Pr 26,11).

Ô Fils de Dieu, t'ai-je foulé aux pieds en te reniant ? Pourtant je ne peux pas dire que Pierre, en te reniant, t'a foulé aux pieds, lui qui t'aimait si ardemment, même s'il t'a renié une première fois, une deuxième et une troisième fois... À moi aussi Satan a parfois réclamé ma foi pour la passer au crible comme du froment ; mais ta prière est descendue jusqu'à moi, de sorte que ma foi n'a jamais failli (Lc 22,31-32), elle ne t'a pas abandonné... Tu sais combien j'ai toujours voulu adhérer à la foi en toi ; toi donc, garde-moi dans cette volonté jusqu'au bout.

Toujours j'ai cru en toi..., toujours je t'ai aimé, même quand j'ai péché contre toi. Mes péchés, je les regrette, et à en mourir. Mais de mon amour, je n'ai aucun regret, sinon de ne pas t'avoir aimé autant que je l'aurais dû.

Oraisons méditatives, n° 5
(trad. cf. Pain de Cîteaux, 21 et SC 324, p. 99)

« Il sortit et se retira dans un endroit désert »

 

Toi qui es mon refuge et ma force, conduis-moi, comme jadis ton serviteur Moïse, au cœur de ton désert, là où flamboie le buisson sans qu'il se consume (Ex 3), là où l'âme..., envahie par le feu du Saint Esprit, devient ardente comme un séraphin brûlant, sans se consumer, mais en se purifiant...

Là où l'on ne peut demeurer et où l'on n'avance plus qu'après avoir dénoué les sandales des entraves charnelles..., là où celui qui est, sans doute ne se laisse pas voir tel qu'il est, mais où cependant on l'entend dire : « Je suis celui qui suis ! » Là, il faut bien encore se couvrir le visage pour ne pas regarder le Seigneur en face, mais on doit s'y exercer à prêter l'oreille, dans l'humilité de l'obéissance, pour entendre ce que le Seigneur son Dieu murmure en lui.

En attendant, Seigneur, « cache-moi dans le secret de ta tente » durant le jour mauvais ; « cache-moi dans le secret de ta face, loin de l'intrigue des langues » (Ps 26,5; 30,21). Car ton joug si doux et ton fardeau si léger (Mt 11,30), tu les as posés sur moi. Et quand tu me fais sentir la distance entre ton service et celui de ce monde, d'une voix tendre et douce tu me demandes s'il est plus agréable de te servir, toi le Dieu vivant, que les dieux étrangers (cf 2Ch 12,8). Alors, j'adore cette main qui pèse sur moi...et je te dis : « Ils m'ont assez longtemps dominé, les maîtres autres que toi ! Je veux t'appartenir à toi seul, j'accueille ton joug, ton fardeau ne me pèse pas : il me soulève ».

Oraisons méditatives, IV, 155
(trad. cf SC 324, p. 89)

« Il nous a aimés le premier » 

 

Toi seul, tu es vraiment Seigneur, mon Dieu , toi pour qui dominer sur nous, c'est nous sauver, tandis que pour nous, te servir, ce n'est pas autre chose que d'être sauvés par toi. Comment donc en effet sommes-nous sauvés par toi, Seigneur, de qui vient le salut, et qui répands sur ton peuple ta bénédiction , si ce n'est en recevant de toi de t'aimer et d'être aimés par toi ? Et pour cela, Seigneur, tu as voulu que le Fils de ta droite, l'homme que tu as affermi, soit appelé Jésus, c'est-à-dire Sauveur. C'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés ; en dehors de lui il n'y a pas de salut . C'est lui qui nous a appris à l'aimer quand le premier il nous a aimés, et jusqu'à la mort de la croix. Par son amour et sa délections, il éveille en nous l'amour pour lui, lui qui le premier nous a aimés jusqu'à l'extrême. ~

Oui, il en est bien ainsi : tu nous as aimés le premier, pour que nous t'aimions. Non que tu aies besoin de notre amour ; c'est nous qui ne pouvions, sans t'aimer, devenir ce pour quoi tu nous as faits. C'est pourquoi, souvent, dans le passé, ayant parlé à nos pères par les prophètes, sous des formes fragmentaires et variées, dans les derniers temps, dans ces jours où nous sommes, tu nous as parlé par le Fils, ton Verbe ; c'est par lui que les cieux ont été faits, et par le souffle de sa bouche tout l'univers . Parler par ton Fils, pour toi, ce n'est pas autre chose que de mettre en plein soleil, de faire voir avec éclat combien et comment tu nous as aimes, puisque tu n'as pas épargné ton propre Fils, mais tu l'as livré pour nous tous. Et lui aussi, il nous a aimés, et il s'est livré lui-même pour nous. 

Telle est la Parole, le Verbe tout-puissant que tu nous adresses, Seigneur.Tandis que tout baignait dans le silence , c'est-à-dire au profond de l'erreur, il descendit des royales demeures , pour abattre durement l'erreur et doucement mettre en valeur l'amour. Et tout ce qu'il a fait, tout ce qu'il a dit sur terre, jusqu'aux opprobres, jusqu'aux crachats et aux gifles, jusqu'à la croix et au sépulcre, ce ne fut rien d'autre que ta parole par ton Fils, parole qui nous provoquait à l'amour, parole qui éveillait en nous l'amour pour toi. 

Tu savais en effet, Dieu, créateur des âmes, que les âmes des fils des hommes ne peuvent être forcées à cette affection, mais qu'il faut les provoquer. Parce que là où il y a contrainte, il n'y a plus de liberté ; là où il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de justice. Tu as voulu que nous t'aimions, car en justice nous ne pouvions être sauvés, sinon en t'aimant. Et nous ne pouvions t'aimer, à moins que cela ne vienne de toi. Donc, Seigneur, comme l'apôtre de ton amour le dit, le premier tu nous as aimés, et le premier tu aimes tous ceux qui t'aiment. Mais nous, nous t'aimons par l'amour ardent que tu as mis en nous. ~

Eh bien, ton amour, ta bonté, ô Dieu souverainement bon et souverain bien, c'est l'Esprit Saint, qui procède du Père et du Fils. Depuis le début de la création, il se tient au-dessus des eaux, c'est-à-dire des esprits fluctuants des fils des hommes : il s'offre à tous, il attire tout à soi : inspirant, aspirant, écartant ce qui est nuisible, pourvoyant de ce qui est utile, il unit Dieu à nous et nous à Dieu.

TRAITÉ DE LA CONTEMPLATION DE DIEU