Madeleine DELBREL
Madeleine DELBREL (1904-1964) écrits
Vénérable, missionnaire des gens des rues
« Des gens qui… »
Des gens qui, en Jésus-Christ, ont la seule profession d’appartenir exclusivement à Dieu, de lui être disponibles pour accomplir sa volonté, et de vivre l’Évangile dans l’Église et dan le monde.
Des gens dont la profession est de faire ce qu’ils peuvent pour que la volonté de Dieu se saisisse d’eux, pour que d’abord le Christ soit leur amour ; pour qu’ils aiment ce qu’il aime comme il l’aime ; pour être en « état de départ » n’importe où, pour n’importe quoi ; pour vivre un Évangile toujours déchiffré, toujours imité dans ce n’importe où, pour ce n’importe quoi, à la fois dans l’Église et dans le monde.
Être des gens pour qui Dieu c’est assez, dans un monde où Dieu souvent n’est rien ; des gens qui ont payé le sacrifice d’une vie normale pour acquérir la liberté d’obéir, mal mais aussi bien qu’ils peuvent, à l’Évangile reçu de l’Église.
Être des gens que Dieu déborde parmi des gens pareils à eux. (…)
Des gens qui tolèrent mal la souffrance des autres mais savent que la leur va et agit quelque part même s’ils ne le savent jamais.
Des gens qui seront toujours et à Dieu et à son Église mais ne savent ni comment, ni souvent où. (…)
Des gens pour qui la Croix du Christ est la plus grande des techniques pour que luise la gloire de leur Dieu.
Des enfants de Dieu et de l’Église qui souffrent d’être comme illégitimes ; mais qui croient au sang de grâce qui coule en eux.
Ils veulent – dans la mesure où Dieu le veut – le « scandale de la Croix et sa folie ».
Ils ne veulent pas bâtir de cités : ils sont des pierres, à vif, dans la terre, pour la vraie cité de leur Dieu.
Oui, toute la charité fraternelle est obligatoire.
Oui, elle passe avant toute autre chose dans la vie humaine, oui et surtout quand elle veut donner la foi, mais, seulement, parce qu’ils sont à Dieu et que Dieu est amour.
Des communautés évangéliques pour notre temps
(Communautés selon l’Évangile, éd. du Seuil, 1973, p. 40-41)
Le règne de Dieu est comparable à une graine
L’essentiel de cette vie, ce qui en est la raison d’être et la joie, ce sans quoi elle nous paraîtrait vaine est un don de nous-mêmes à Dieu, en Jésus-Christ. C’est d’être dans le monde, enfoui dans le monde, parcelle d’humanité livrée par toutes ses fibres, offerte, désappropriée. Être des îlots de résidence divine. Assumer un lieu à Dieu. Être voué, avant tout, à l’adoration. Laisser peser sur nous, jusqu’à l’écrasement, le mystère de la vie divine. Être, dans les ténèbres de l’ignorance universelle, des prises de conscience de Dieu. Savoir que là est l’acte salvateur par excellence ; croire de la part du monde, espérer pour le monde, aimer pour le monde. Savoir qu’une minute de vie chargée de foi, même dépouillée de toute action, de toute expression extérieure, possède un génie de valorisation, une puissance vitale que tous nos pauvres gestes humains ne pourraient remplacer. Le reste est un surplus, un surplus nécessaire, mais nécessaire comme une conséquence.
Là est la graine, le germe. Si le germe existe, la plante de la vie évangélique ne pourra pas ne pas en jaillir. Au contraire, si nous essayons de mettre sur la terre toutes les fleurs de l’Évangile : dévouement, pauvreté, humilité et le reste, si nous l’essayons avant d’avoir semé cette graine, nous ferons des jardins de fleurs coupées qui faneront en deux jours. C’est à cause de Dieu que nous aimons le monde. Nous voulons le donner au Royaume des cieux. À quoi servirait de nous y efforcer, si nous refusions nous-mêmes à l’emprise dévastatrice et transformatrice de ce Royaume, si nous refusions notre être à l’invasion de la grâce de Dieu.
Des communautés évangéliques pour notre temps
(Communautés selon l’Évangile, éd. du Seuil, 1973, p. 28-29)
Le mariage est le plus beau des signes de l’amour de Dieu
L’amour et la vie ne s’écoulent pas de la terre vers Dieu, mais descendent de Dieu vers la terre. « Tout don parfait vient du Père. » (Jc 1,17) « Dieu est Amour. » (1 Jn 4,8) Il est amour parce que Trinité. Dans la Trinité est l’unité et la fécondité. C’est de là que tout part. Il y a sur terre un brassement d’amour devant quoi nous pouvons être pris de vertige. Des fleurs et des bêtes aux êtres humains, cette circulation d’amour nous environne. Pour ne pas nous y sentir étranger comme en dissonance avec la vie même, c’est de la Sainte Trinité qu’il faut partir. Là est l’Amour en soi : « l’amour vrai ». De là descendent comme en cascade tous les amours du monde, de moins en moins parfaits, mais qui ont leur raison d’être parce qu’ils sont le signe de l’amour qui existe en Dieu.
Depuis l’amour de l’homme et de la femme jusqu’à celui des bêtes, jusqu’aux unions mystérieuses des éléments et des métaux, tout cela signifie de façon plus ou moins belle l’amour qui est en Dieu. Et cela renverse le problème. Même l’unité du Verbe et de l’homme, même l’union du Christ et de l’Église ne sont encore que les plus grands, les plus beaux signes de l’amour qui est Dieu. Dans le mariage, il y a une vocation à l’amour singulièrement riche. C’est au sommet de la création visible le plus beau des signes de l’amour de Dieu. C’est grand car c’est le signe, dit saint Paul, de l’amour du Christ et de son Église.
Communauté et solitude
(Communautés selon l’Évangile, éd. du Seuil, 1973, p. 105)
Il n’y a pas d’échec pour Dieu
Là où on a suivi Jésus-Christ, on glorifie Dieu en l’appelant Dieu, mais en même temps, c’est inévitable, on appelle en lui chaque homme par son nom. À cet appel, il se peut qu’aucun ne réponde… jamais. On pourrait savourer une doctrine de l’échec. Mais, pour celui qui est le tâcheron de Dieu, toutes ses tâches peuvent sembler échouer, le travail qui englobe ces tâches n’échoue pas, car c’est le travail de Dieu : aucun échec n’est fait pour Dieu.
Mais il nous appartient qu’une de nos tâches n’échoue pas : c’est la croix, ce qui nous a été gardé à « achever dans la Passion du Christ ». Là il s’agit d’aimer ; mais non comme un artiste, sans erreur, sans défaut, sans soubresaut : il faut « aimer le Seigneur de toutes ses forces » (cf. Lc 10,27). Après « toutes ses forces », il se peut que nous soyons face à terre, vaincus, révoltés sans comprendre que nous le soyons : il n’y aura pas d’échec pour la rédemption, mais sans doute n’en saurons-nous rien.
Tout cela est une vie où rien ne peut nous assurer de bien vivre, car rien ne s’y pèse avec nos poids. Cent fois, il nous semblera avoir pris la terre dans nos bras, sur notre cœur, et avoir passé tout ce que les autres hommes appellent jeunesse, maturité, vieillesse près d’un brin d’herbe qui n’a même pas grandi. Mais quand la vie éternelle s’ouvrira toute grande pour nous, quand il faudra mourir, avant de voir Dieu, il se peut que nous voyions grand comme un brin d’herbe. Nous ne serons pas alors sûrs de notre justice, mais de la miséricorde de Dieu.
Une vocation pour Dieu parmi les hommes
(La joie de croire, éd. du Seuil, 1968, p. 159 ; rev.)
« Malheur à vous, parce que vous n’êtes pas entrés »
Si nous sommes, en fait, participants à la vie interne de l’Église, l’authenticité et l’intensité de cette participation n’est pas seulement affaire de connaissance. On peut être un excellent théologien et ne vivre que très faiblement de la vie de Dieu ; on peut très bien savoir ce qu’est l’Église et n’en être qu’une cellule anémiée. De même, on peut « vivre la foi » pour tout ce qui est Dieu-nous et ne pas la vivre, mais seulement y adhérer intellectuellement pour ce qui est Église-nous. Même quand nous vivons d’une vie unie à Jésus, il faut, je crois, nous demander si nous ne faisons pas de lui et de son amour quelque choses d’encore un peu « historique », si nous ne le voyons pas surtout comme il a été, et non comme il est, dans l’Église.
Avons-nous compris comme Jeanne d’Arc, que « le Christ et l’Église c’est tout un » ? Nous avons quelquefois, vis-à-vis de l’Église, l’attitude de quelqu’un qui veut un certificat de bonne conduite. L’Église ne conduit pas : elle est, et nous sommes en elle. Elle est le Corps du Christ et nous sommes en elle. Elle est le Corps du Christ et nous sommes membres de ce corps. Notre dépendance, notre dévouement vis-à-vis d’elle, s’ils exigent des actes extérieurs, des signes, sont avant tout une dépendance et un dévouement interne, vital. Notre dépendance, vis-à-vis de ce corps qu’elle est, est considérable.
Aimer le Christ-Église
(Nous autres gens des rues, Seuil, 1966, p. 146-147)
« Vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48)
Dans la mesure où un chrétien professe sa foi et essaie de la vivre, il devient insolite aux croyants comme aux incroyants. (…) L’insolite du chrétien est purement et simplement sa ressemblance avec Jésus-Christ, la ressemblance de Jésus-Christ insérée dans un homme par le baptême, et qui, traversant son cœur, arrive comme à fleur de peau. (…)
Non seulement il croit en Dieu mais il doit l’aimer comme un fils aime un père tout aimant et tout-puissant, à la façon du Christ. (…)
Non seulement il aime son prochain comme lui-même, mais il doit l’aimer « comme le Christ
nous a aimés », à la façon du Christ. (…)
Non seulement frère de son propre prochain, mais du prochain universel. (…)
Non seulement donnant mais partageant, prêtant mais ne réclamant pas ; disponible à ce qu’on lui demande, mais à plus qu’on ne lui demande. (…)
Non seulement frère de ceux qui l’aiment, mais de ses ennemis ; non seulement supportant les coups, mais ne s’éloignant pas de qui le frappe
Non seulement ne rendant pas le mal, mais pardonnant, oubliant ; non seulement oubliant mais rendant le bien pour le mal.
Non seulement souffrant, mis à mort par certains, mais mourant en souffrant pour eux ; non seulement une fois mais chaque fois. (…)
Non seulement partageant ce qu’il a à lui ou en lui, mais donnant la seule chose que Dieu lui ait donnée en propre : sa propre vie. (…)
Non seulement il est heureux parce qu’il vit grâce à Dieu et pour Dieu, mais parce qu’il vivra et fera vivre ses frères avec Dieu pour toujours.
Le chrétien, un homme insolite
(La joie de croire, éd. du Seuil, 1968, p. 121-124 ; rev.)
« Tu aimeras de tout ton cœur »
Nous ne savons pas assez ce que Dieu veut de notre cœur, nous n’avons pas assez appris de Jésus dans l’Évangile que Dieu ne rejette pas le cœur qu’il a créé, que Dieu veut et peut convertir notre cœur, que Dieu veut que nous l’aimions de « tout notre cœur », que la charité déborde et dépasse notre cœur mais c’est dans notre cœur qu’elle « prend chair » en nous. Jésus n’est pas venu pour arracher notre cœur mauvais et faire de nous des hommes sans cœur, mais pour nous donner un cœur nouveau capable de devenir pareil au sien. L’Évangile d’un bout à l’autre nous enseigne, nous montre, nous propose la conversation du cœur.
Pour vivre il faut aimer. Le Sacré-Cœur, le cœur du Christ nous montre comment on est fait quand on est ressuscité du péché et vivant de la vie éternelle. Ce cœur que nous avons à recopier, à reproduire, à continuer sur le vif n’est pas seulement un cœur de juste. Pour lui ressembler, il ne suffit pas de remettre notre cœur à nous dans le bon sens, de le vérifier, de le rectifier, bref de faire un examen de conscience et des exercices de perfection.
Pour être le cœur de l’homme nouveau, il faut que ce cœur soit un cœur d’enfant de Dieu, un cœur qui accepte d’être envahi, dynamisé, possédé par l’amour de Dieu, par Dieu qui est Amour. Et ce cœur nouveau, ce cœur greffé de vie nouvelle, doit accepter filialement, c’est-à-dire librement, que l’amour de Dieu devienne en lui passion d’homme : la passion de donner à Dieu, pour le monde, et sans cesse, et tout entière, la vie qu’à chaque instant lui-même nous donne.
Enracinements évangéliques
(Communautés selon l’Évangile, éd. du Seuil, 1973, p. 120-121 ; rev.)
Aimer de tout son cœur dans le cœur de Jésus
« Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même pour l’amour de Dieu » (cf. Mc 12,31 ; Mt 22,37 ; Lc 10,27). Pour tout homme, tout amour est une affaire de cœur, sans le cœur de l’homme, il n’y a pas d’amour humain. Sans Jésus nous n’aurions pas été capables d’aimer Dieu avec un amour qui soit l’amour de sa créature humaine, parce que notre cœur était perverti, parce que nous ignorions ce qu’est un cœur converti, retourné vers Dieu, tourné vers Dieu, offert à Dieu. Jésus a révélé, en nous l’expliquant et en nous le montrant, comment doit vivre, comment doit agir, l’homme dont le cœur est convert
Parce que nous avons vu et touché Jésus Dieu fait homme, nous pouvons rencontrer Dieu au niveau de notre cœur. L’amour personnel de Jésus pour nous et de nous pour lui, le cœur à cœur avec lui est notre accès à l’amour de Dieu, aussi sommes-nous incapables et ignorants de pouvoir et de savoir « aimer le Seigneur de tout notre cœur » sans la contemplation et sans l’imitation du cœur même de Jésus-Christ. (…)
Pour savoir ce qu’est un cœur pur et ce qu’est un cœur bon, il faut regarder Jésus. Lui seul le sait, lui seul l’apprend, lui seul le donne. C’est grâce à lui que nous apprenons de quel amour nous pouvons aimer Dieu, que nous connaissons de quel amour Dieu aime les hommes. C’est par un cœur à cœur avec ses compagnons de vie que Jésus leur a révélé l’accès à l’amour de Dieu, et c’est toujours, à travers ce même cœur à cœur que Jésus nous a révélé et nous fait vivre le mystère de l’amour de Dieu. Dans ce cœur, Jésus nous montre son cœur pur et son bon cœur, le cœur qui deviendrait notre cœur converti
Enracinements évangéliques
(Communautés selon l’Évangile, éd. du Seuil, 1973, p. 121-122)
Un trésor libéré
C’est inouï le nombre de choses qui nous empêchent d’être agiles
d’être légers
On ne s’en rend pas compte, mais
si du jour au lendemain, nous étions dépossédés
nous nous trouverions voisiner spontanément avec tout un tas de gens qui nous paraissent habiter au bout du monde. (…)
À qui veut rencontrer à l’aise ces frères disparates
dont le monde est peuplé,
il faut une royale indifférence pour tout ce qui n’est pas
cette foi dénudée, essentielle,
qui lui fait perdre la mémoire et les goûts,
et sa propre originalité.
Cette foi qui nous rend banals
de cette grande banalité que tous les saints ont acceptée,
et qui les a conduits jusqu’au bout de la terre.
Car c’est un prix exorbitant le prix de la pauvreté.
Elle s’achète du sacrifice de tout ce qui n’est pas
le Royaume des cieux.
Alors, nous trouverons intéressant tout ce qui intéresse les autres,
et vertueux des héroïsmes qui ne nous ont pas attirés,
et fraternels des gens qui ne nous ont jamais ressemblé.
Alors, ceux qui nous rencontrerons sur le chemin
tendront des mains avides d’un trésor qui jaillira de nous ;
d’un trésor libéré de nos vases de terre,
de nos paniers bariolés, de nos malles, de nos bagages,
d’un trésor simplement divin, qui sera à la mode de tous,
car il aura cessé d’être habillé à notre mode.
Alors nous serons agiles et devenus à notre tour
des paraboles,
parabole de la perle unique
minuscule, ronde et précieuse,
pour laquelle on a tout vendu.
Pauvreté de celui qui va
(La joie de croire, éd. du Seuil, 1968, p. 85-86 ; rev.)
« Il y en a qui ont choisi de ne pas se marier à cause du royaume des Cieux »
Les célibataires, c’est un tout petit morceau de l’humanité qui, de la part de toute l’humanité, renonce à ce qui est le plus elle-même pour se laisser saisir par Dieu, et saisir sans division, « celui qui est marié est divisé » (1 Co 7,33), dit saint Paul. Et si ce tout petit morceau d’humanité fait cette démarche vers le Seigneur, c’est pour vivre seulement l’Amour dont il aime l’humanité. En faire une histoire personnelle, c’est en faire une très petite chose. Le célibat est une fonction d’amour vécue de la part du monde entier. Et cela amène ceux qui y sont appelés à accepter le choix de solitude que le Seigneur a fait pour eux. Un célibat qui ne serait pas une solitude serait un ersatz. L’acceptation de cette solitude en face de Dieu est comme la rançon, le gage de notre disponibilité pour l’amour.
Le mariage est la somme de deux vocations qui se retrouvent dans un même foyer. Ces deux êtres se conditionnent et s’influencent et s’aident. Dans le célibat, on est seul en face de Dieu et le Christ devient celui dont on est le conjoint. C’est son royaume qui devient le foyer et toute l’humanité qui devient les enfants. (…) Cette disponibilité n’est que l’expression d’une même option pour le déracinement de la terre, et l’implantation dans le Christ. « Il y en a qui ne se marient pas à cause du Royaume » (Mt 19,12), dit l’Évangile. Le commandement du Seigneur : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton esprit, de toute ton âme et de toutes tes forces » (Mt 22,37) doit être pris à l’état pur et direct par le célibataire.
Communauté et solitude
(Communautés selon l’Évangile, éd. du Seuil, 1973, p. 105-106)